" Durham, j'écoute. "

" Monsieur, " s'exprima le vieillard, " votre voiture pour le centre de recherche vient d'arriver. "

" Bien, allons-y. " Puis il raccrocha. En dehors des réunions et des débats, le parlementaire restait concis, sinon silencieux. Mais le vieux Pennyworth le connaissait depuis suffisamment longtemps pour ne pas s'en offusquer.

[...]

" Monsieur Durham !" Sourire, hochement de tète et signe de la main, le Parlementaire saluait la foule de journalistes par pur formalisme et habitude. " Que compte faire le Parlement suite à l'annonce du Libérateur ? " Il fallait s'y attendre, d'où l'assemblée extraordinaire à huis clos de la veille, où le premier ministre avait été très clair quant à la directive à suivre : se limiter au stricte minimum, ne rien préciser quant à l'ultimatum ni ce que nous préparons.

" Nous ne pouvons, ni ne devons arrêter du jour au lendemain nos recherches sous l'injonction d'un homme masqué. Et les avancées que nous présenteront les Chercheurs ce jour seront, j'en suis certain, une information des plus encourageantes pour nos concitoyens. "

" Messieurs, je vous présente Monsieur Hamilton, Chercheur spécialisé dans la neuropsychologie de la mémoire humaine. " Présenta le Responsable du département. " Un domaine qui, si mes sources sont exactes, semble attiser votre curiosité, Monsieur Durham. " Aodhan acquiesça d'un hochement de tête, avant de tendre la main en direction du jeune homme.

" Enchanté. "

Dans la salle de pause, sa tasse de café à la main, Alexander fixait l’écran de télévision, l’air sombre… William Nix, un de ses collègues, s’empara de la télécommande, monta le son et la conserva précieusement entre ses doigts. La chaîne TVS, qui d’habitude se réservait les créneaux du midi et du dîner pour diffuser les informations, avait volontairement interrompu le jeu télévisé de fin de matinée. A la place, un reportage spécial sur le licenciement de Jonas Temper, l’ingénieur en chef qui travaillait au sein de la division cryptage de U-Corp. Deux jours après l’apparition et le discours du « Libérateur », les premières têtes commençaient à tomber.

« Pfff ! En même temps, s’il avait fait son boulot correctement… tout cela ne serait jamais arrivé ! s’exclama l’un des techniciens radiologues présent dans la salle de pause.
- Jonas Temper était très compétent, paraît-il… comme quoi : il suffit d’une erreur pour qu’on vous jette à la poubelle.
- Personne n’est irremplaçable, malheureusement répondit Alexander en terminant son café. Pour rester le meilleur, il faut s’entourer des meilleurs. Même quand on n’a plus vraiment de concurrence… ironisa-t-il en sachant pertinemment que U-Corp était la seule firme encore debout sur cette planète.
- Mouais, c’est sûr. Dans tous les cas, si on ne veut pas se faire évincer, mieux vaudrait retourner au travail ! »

Sur ces paroles, William Nix éteignit la télévision et posa la télécommande sur le caisson au pied de l’écran. Tandis que la salle se vidait peu à peu, notre neuropsychologue lavait sa tasse, laissant ses pensées vagabonder. Mais, inévitablement, son esprit se focalisait sur la soirée du Nouvel-An.

Quelle drôle d’aventure… Alexander se demandait encore s’il n’avait pas rêvé toute cette histoire. Le coup de feu, la mise en scène, le « Libérateur » qui, de sa voix robotique, proférait ses menaces. Mais les dernières informations le ramenaient très vite à la réalité. Cet événement traumatique avait sans doute ébranlé de nombreuses personnes, et les plus fragiles d’entre elles se précipiteront très vite sur les psychologues pour soulager leur douleur mentale et leurs inquiétudes… Une vague de nouveaux patients était imminente !

Alors qu’il était perdu dans ses pensées, la voix de son collègue résonna dans ses oreilles.

« Alex’ !
- Haaa !! sursauta-t-il, manquant de faire tomber sa tasse dans le fond de l’évier.
- Oh, ch’uis désolé ! Le chef vient de passer avec un gros bonnet du Parlement. Il m’a dit de te demander d’être dans ton labo dans vingt minutes.
- Oui, pas de souci. Il a dit autre chose ?
- Non, rien de plus. Une visite surprise de U-Corp ?
- Apparemment… soupira-t-il en rangeant sa tasse dans le placard à côté de l’évier. Merci pour l’info. »

Il réajusta sa blouse et son badge qui pendait le long de sa poche supérieure, quitta la salle de pause et traversa les couloirs qui menaient au pôle des neurosciences cognitives. Un officiel de U-Corp qui venait se promener dans les locaux du Département Recherche et Développement ? Voilà un événement qui n’arrivait pas tous les jours. En général, malgré leur curiosité, les parlementaires n’osaient pas s’aventurer en terrain inconnu, terrifiés par ce qu’ils pourraient découvrir. Les scientifiques semblaient vivre dans un monde à part, coupé du reste du monde, en train de jouer avec des liquides multicolores et en lâchant, de temps à autres, des rires diaboliques. Les joies de la généralisation, notamment causées par les films de l’époque…

Après avoir consulté son planning du jour sur sa tablette électronique, Alexander rejoignit la zone réservée aux examens d’imagerie biomédicale. Il salua le manipulateur en électroradiologie et lui demanda si le patient était arrivé. Un homme d’une cinquantaine d’années atteint du syndrome de Korsakoff devait passer une IRM… mais apparemment, il avait une demi-heure de retard. Pas étonnant après tout : ses systèmes de mémoire devaient être complètement atrophiés, pour ne pas dire pourris. Et puis, cela faisait plus scientifique de dire ça.

Elías Sigurbjarnason, le « manip’ radio’ », était un jeune homme de grande taille, au visage allongé et aux poils blonds. Une barbe naissante recouvrait ses joues et son menton, et ses cheveux longs et frisés étaient attachés en chignon. En parlant de cliché, voici le stéréotype du nordique, au nom imprononçable et au physique « vinkingesque » !

« Salut Alex’ !
- Salut Elías. Alors, tu as perdu ton patient ?
- Nan, la personne qui l’accompagne m’a appelé : il n’veut pas venir car il n’comprend pas pourquoi il doit passer un examen IRM…
- Normal : les ‘‘korsakoffs’’ se croient en bonne santé. Du coup, quel est le programme ?
- Elle va essayer de le convaincre. J’espère ne pas avoir à annuler l’examen !
- On verra bien… Tu me tiens au courant ?
- Ouais, ça marche. »

Notre chercheur quitta la salle IRM et retourna dans son bureau. Il alluma l’écran et, après s’être installé, entra ses identifiants. La session ouverte, il consulta ses mails avant de jeter un rapide coup d’œil à l’horloge en bas à droite de l’écran. Dans un peu moins de dix minutes, François Dugrand frapperait à sa porte. Quoique…

*Toc* *Toc* *Toc*

« Déjà ? chuchota-t-il en fermant sa boîte mail. Entrez ! »

La porte s’ouvrit, révélant trois silhouettes. Une familière, le directeur du laboratoire, et deux autres qui lui étaient inconnues. Qui donc, parmi ces deux individus, était le membre du Parlement ? Rapidement, son attention se focalisa sur la montagne qui risquait de déformer le sol tant sa stature était imposante. L’air sérieux figé sur son visage et la barbe fournie et bien taillée lui conféraient une certaine prestance.

« Messieurs, je vous présente Monsieur Hamilton, chercheur spécialisé dans la neuropsychologie de la mémoire humaine introduit le professeur Dugrand. Un domaine qui, si mes sources sont exactes, semble attiser votre curiosité, Monsieur Durham.
- Enchanté dit-il en tendant une main amicale en direction d’Alexander, après avoir hoché la tête, confirmant ainsi les sources de son interlocuteur.
- De même, Monsieur Durham répondit le neuropsychologue presque automatiquement en lui serrant la main. Ainsi donc, vous vous intéressez à la mémoire ? Un sujet passionnant, mais qui n’en reste pas moins complexe. Aujourd’hui encore, bien des mystères demeurent sur notre cerveau, dont la mémoire. »

Notre protagoniste lança un regard à son supérieur avant de lui demander s’il avait prévu un « itinéraire » pour la visite du pôle neurosciences. Celui-ci répondit par un hochement de tête négatif, ajoutant qu’il préférait lui laisser le champ libre pour lui présenter tous les points d’intérêt de l’unité. Alexander retira ses lunettes et, tandis qu’il les essuyait, réfléchit à ce qu’il pourrait présenter au membre du Parlement.

« Nous avons une salle de réalité augmentée qui nous permet de projeter des images et de les agrandir sous la forme d’hologrammes dit-il après avoir repositionné ses lunettes au sommet de son nez. Peut-être pouvons-nous commencer ici ? Je pourrai alors vous montrer les zones du cerveau liées à la mémoire conclut-il sur une réflexion qui devrait très certainement intéresser son interlocuteur. »

" Vous êtes seul maître à bord, nous vous suivons. " Répondit Aodhan, y trouvant là un souffle nouveau de l'apprentissage par la pratique et l'essai. Il appréciait particulièrement les expériences ludiques et ne pouvait dissimuler le petit sourire amusé qui se dessinait sur son visage.

" Monsieur, la société CipherLog vient de retirer son offre du projet Asym. " Comme s'y attendait l'assistant, Aodhan ne répondit rien. Pour autant, l'information avait été prise en compte et officieusement bien accueillie : ce désistement représentait une fenêtre de tir inespérée pour le Gang.

" Depuis combien de temps étudiez-vous la mémoire, Monsieur Hamilton ? " Durham changea de sujet pour y intégrer le jeune chercheur, et revenir à ce qui l'intéressait présentement.

Spoiler:

Intéressé par la proposition que venait de lui faire le neuropsychologue, Aodhan répondit par l’affirmative. Pensant que sa présence serait superflue, le professeur Dugrand quitta la pièce, laissant ainsi seuls notre protagoniste et ses deux invités.

« Je vérifie juste quelque chose et nous pourrons y aller. »

Alexander s’approcha de son ordinateur, s’empara de la souris et cliqua sur plusieurs icônes successives. Il afficha le planning de réservation des salles et se mit à parcourir l’écran des yeux, cherchant celle dédiée à la réalité augmentée. Elle était libre, voilà qui était parfait. Mais au moment de quitter la page, quelques grésillements se manifestèrent et l’écran s’éteignit d’un seul coup.

« Bon sang ! murmura-t-il en fixant son reflet dans l’ordinateur. On verra ça tout à l’heure… »

Ce problème informatique l’agaçait depuis des semaines… peut-être était-il temps de prendre les mesures nécessaires pour le résoudre ? Il se redressa, contourna les deux hommes stationnés dans l’entrée de son bureau et les invita à le suivre. Le petit groupe se mit en route et, après avoir traversé plusieurs couloirs et salué quelques employés et techniciens du laboratoire, ils arrivèrent dans la salle de réalité augmentée.

C’était une grande salle rectangulaire séparée en deux parties : une zone où se trouvaient plusieurs ordinateurs et un large espace recouverts d’un matériau d’un blanc immaculé. Un ensemble de projecteurs encastrés dans les murs pointaient cet espace et servaient à projeter toutes les données ou images souhaitées.

« Ce qui est magnifique avec cet endroit commença Alexander, c’est que nous n’avons pas besoin de lunettes pour apprécier les projections holographiques. »

Cette information n’avait peut-être aucun sens précis, mais notre chercheur restait toujours admiratif face au travail des ingénieurs qui élaborent, chaque jour, ce genre de technologie. Il invita les deux hommes à se placer à la frontière entre la zone de travail et la zone de projection puis se tourna vers les ordinateurs, tapant quelques commandes sur le clavier.

Tandis qu’il préparait la salle, il entendit le subordonné du parlementaire lui chuchoter quelques mots à l’oreille. Sans y prêter une quelconque attention, Alexander se focalisa sur ce qu’il était en train de faire.

« Depuis combien de temps étudiez-vous la mémoire, Monsieur Hamilton ? lui demanda l’homme à l’imposante carrure.
- Pour être honnête avec vous : depuis très longtemps. Il enfila deux gantelets bourrés d’électroniques, les activa puis poursuivit son petit discours J’ai toujours considéré la mémoire comme une sorte de bibliothèque personnelle et confidentielle, dans laquelle seraient rangés toutes sortes de livres : des bandes-dessinées, des romans, des guides et des manuels… »

Notre chercheur appuya alors sur un bouton et toutes les lumières baissèrent lentement en intensité, plongeant la salle dans une obscurité partielle.

« Laissez-moi vous montrer tout ça. »

Après quelques manipulations, les projecteurs se mirent en route et une représentation en trois dimensions du cerveau apparut devant eux. L’image était parfaitement nette et d’une fluidité déconcertante. Sous le regard des deux hommes, Alexander se déplaça dans la pièce, désignant les différentes zones du cerveau.

« Le cerveau se décompose en quatre parties externes par hémisphère, les lobes : le lobe occipital, lié à la vision, le lobe pariétal, impliqué dans la reconnaissance et le traitement des informations sensorielles, le lobe temporal, lié à la mémoire visuelle et verbale, et enfin le lobe frontal, qui permet le contrôle des mouvements volontaires, la planification, la résolution de problème, l’attention et cætera… »

A chaque fois qu’il nommait un des lobes cérébraux et donnait sa fonction, celui-ci changeait de couleur, rendant ainsi les explications bien plus claires. Il détailla davantage son cours improvisé et, après quelques minutes de monologue, Alexander marqua une courte pause. Lassé de parler seul, et désireux d’en apprendre davantage sur la curiosité de son interlocuteur féru de neurosciences, le jeune homme lui posa une question :

« Dites-moi, Monsieur Durham... Je me permets de vous faire participer... Savez-vous quels sont les différents types de mémoire ? »

" Si mes souvenirs sont corrects, il doit y en avoir cinq." Le parlementaire se gratta la barbe pour se remémorer chacune de leur désignation. " La mémoire à court terme et celle à long terme. Les mémoires déclarative et non déclarative, et... et... non, non, ne dites rien. Quel intérêt à cette démonstration sur la mémoire si je ne puis y faire fonctionner la mienne. Ah si ! La mémoire sensorielle, fortement mise à l'épreuve par cet engin 3D."

À chacune de ses énumérations, l'hologramme s'était mué pour imager les propos du parlementaire, les lobes temporale et frontal pour la mémoire déclarative, auxquels s'y étaient ajoutés l'hippocampe et les régions corticales. Puis vint le cervelet, le noyau coudé et le putamen pour la non déclarative. Ainsi se suivaient les différentes régions du cerveau, les flux d'informations et les échanges de données entre celles-ci. Une technologie de pointe au service de l'apprentissage, une merveille aux yeux d'Aodhan.

" Par contre, je ne peux m'ôter de la tête ce terme de mémoire sémantique. J'ignore s'il s'agit d'une seconde appellation de l'une des cinq mémoires, d'un concept purement philosophique ou d'un agrégat de plusieurs d'entres-elles, telle la fusion spontanée de souvenirs épisodiques. Ma question risque de vous paraître simpliste pour un initié tel que vous, mais que représente exactement la mémoire sémantique ? "

Indépendamment du sujet abordé, Durham pressentait à travers cette technologie un puissant potentiel applicatif. Les publicités en plein cœur du centre ville prendraient vie, les films d'antan pourraient être retravaillés de sorte à immerger les spectateurs. La visio, ce simple médium pourrait révolutionner la communication de façon exceptionnelle et lui insuffler un nouveau souffle, un nouvel attrait pour la population.

" J'ai pu lire dans un article citant l'un de vos confrères, que pareille technologie adaptée à l'embarqué ne représentait plus la chimère de chercheurs aveuglés par la noblesse de la science, mais un fait bel et bien concret, une technologie tolérée par le monde de l'embarqué, commun à tous. N'avez-vous jamais songé à produire ce genre d'appareil portatif ? "

À priori, ce n'était que par pur progrès qu'Aodhan projetait ainsi l'holographie. Mais nul doute, que tôt ou tard, un intérêt plus personnel viendrait s'octroyer tout ceci.