- Une autre pinte de c'truc ! lançais-je au barman.

Il me regarda d'un air mauvais, sans doute car au fil de la nuit, mes demandes à son égard se faisaient de moins en moins polis. Sans doute était-ce un fait en corrélation avec mon taux d'alcoolémie qui grimpait sans interruption depuis le début de soirée.
Quelle heure était-il ? Je tournais la tête lourdement vers une horloge accrochée au mur au bout du comptoir. Le temps que ma tête arrête de tourner et que mes yeux fassent la mise au point, je finis par distinguer la position approximative des aiguilles : 6 heure du matin... zut non, minuit trente. Fichues aiguilles.
Pour oublier la courte frustration de ne pas arriver à différencier un truc que l'on apprenait à l'école primaire, je bus une longue gorgée de ma boisson. Je ne savais même plus ce que j'avais commandé. Boarf, ça n'avait pas beaucoup d'importance.

Ce qui importait vraiment, c'était pourquoi en cette nuit précisément, j'avais décidé de me déchirer la tronche. Une histoire de trahison et d'échec. Une histoire de faiblesse !
Tout à commencé quand j'ai "emprunté" -héhé... c'est drôle, car en fait, c'est comme quand vous empruntez un truc à une connaissance à qui vous le rendrez jamais...héhé- ce corps à une fille un peu paumé vivant dans les quartiers souterrains. Je lui enviais sa liberté. Celle de ne pas se soucier de la vie, du lendemain, de la politique, de l'avis des autres. Elle vivait au jour le jour, c'était fais tatouer des nuages sur les bras, se teintait les cheveux. Ouai... c'était une vie qui me bottait bien. Sauf que voilà. Tout allait bien dans le meilleur des mondes, jusqu'à ce que son abruti de petit ami commence à se poser des questions. Soit disant que "j'avais changé" ! NON MAIS QUEL PRETENTIEUX ! Avoir l'audace de dire qu'il a pu déceler la différence entre moi et... et... et cette fille sans talent ! Alors il est parti ! Comme ça, sans rien dire de plus qu'il n'avait plus envie d'être avec moi car... "je n'étais plus la même..." RAAHH QU'EST-CE QUE SES MOTS M'ENERVENT !

Pour me calmer, je bue le reste de ma pinte cul sec.

Alors me voilà, minablement en train de noyer mon... mon... mon incompétence -rien que l'idée m'arrache la gorge- dans l'alcool. Je n'ai pas su tromper son mec... peut-être faudrait-il que je change à nouveau ? Qu'est-ce que ce corps pourrait m'apporter de plus qu'un autre, si je n'arrivais pas à lui donner vie comme il se doit ?
La colère redevenait peu à peu chagrin et je me retrouvais à nouveau abattue, rivant mes yeux sur le comptoir et sur mon verre vide, où la mousse crépitait au fond, vestige d'un alcool pas si fort que ça...
Même la musique branchée couvrant tout l'espace sonore du lieu et la multitude de danseurs et autres personnes attablées, accoudées au comptoir, draguant, buvant, dansant, riant, n'arrivaient à me sortir de ce sentiment d'échec et d'impuissance...

- Peut-être me faudrait-il un autre verre ...?

Νεχ ποσσυμ τεχυμ ωιωερε, νεχ σινε τε -- "Je ne peux ni vivre avec toi, ni sans toi."

Depuis cette nuit fatidique, un sentiment bien étrange ne cessait de me tourmenter. Cette femme était désormais partie, elle n'était plus qu'un simple fragment de mon passé, juste une sale traîtresse que j'avais dorénavant pour devoir de tuer. Je me sentais maintenant libre comme l'air, comme si mes chaînes invisibles que représentaient mes craintes avaient disparus, comme si cette liberté que je rêvais tant m'embrassait à présent dans ses bras. Néanmoins, ce n'était pas la joie dont j'avais tant espéré, je me sentais au contraire, comme déboussolé, comme si je me brisais de l'intérieur.. C'était contradictoire, j'aurais tout donné pour la voir disparaître et quand finalement mon plus grand souhait se réalisa, je ressentis comme un vide qui se creusait au fond de moi-même, comme si une part de mon âme disparaissait peu à peu consumée par le néant. Était-ce sa malédiction qui avait trop pesé sur moi et qui continuait de me suivre malgré tout ? Il était trop tard pour porter des regrets, car elle était partie à présent et sans doute je ne la reverrais plus jamais. La simple pensée d'une telle fin me torturait l'esprit, j'avais l'impression de me condamner moi-même à mon triste destin. Ma main remonta le long de mon cou, effleurant du bout des doigts ce nouveau tatouage qui ornait le contour de ma peau. Des calligrammes qui n'avaient aucune signification en ce monde, les mots ne suffisaient plus pour décrire mon sentiment actuel. Ce n'était pas de la tristesse, ce n'était pas de la colère, ce n'était pas de la joie, c'était toutes ces sensations à la fois. L'univers était vaste, la race humaine était bien trop complexe pour se définir qu'à de simples notions, nos limites dépassaient le simple raisonnement.

Je souris tout en observant ce verre d'alcool posé devant moi. Sa couleur ocre qui tirait vers le pourpre était étonnamment envoûtant. Il s'agissait bien de mon cinquième verre de la soirée, pourtant je continuais de m'enivrer avec sans m'en lasser. Sans doute s'agissait-il du meilleur moyen pour s'oublier soi-même ? D'un geste brusque j'attrapa la boisson pour la porter à mes lèvres, et je laissai ce liqueur découler lentement le long de ma gorge desséchée. Me sentais-je mieux maintenant ? Mes idées devenaient confuses tout comme ma vision qui n'allait pas tarder à me jouer des tours. Pourtant, mes pensées n'arrivaient pas à se détourner de cette femme. Je continuais de chercher désespérément de la consolation dans mon whisky, juste pour cette nuit, je voulais tout oublier et boire jusqu'à tout recracher. Je me tournai vers le barman, mon teint qui devenait peu à peu plus rose me montrait bientôt ivre, et avec un doux sourire, je lui demandai un autre Manhattan. Ce dernier accepta bien qu'il montrait clairement son agacement à ma présence, mais notamment à celle de la jeune femme assise à trois tabourets de moi qui semblait perdre peu à peu l'esprit. Je l'observais du coin de l'œil sans dire un mot. Ses longs cheveux clairs retombaient jusqu'à son bassin et chaque parcelle de son corps était recouvert de motifs de nuages. Je dirais qu'elle avait un âge semblable au mien. La musique était bruyante, mais nous étions tous les deux seuls au bar comme si les alentours ne devenaient plus qu'un bruit de fond. J'inclinai ma tête sur le côté pour la voir de profil, puis sans prévenir, j'engageai la conversation.

" Peut-être me faudrait-il un autre verre ... ?

- Boire autant n'est peut-être pas très bon pour votre organisme, vous savez ? Lui répondis-je gentiment.

Il ne s'agissait pas de mes affaires, elle ne s'adressait sans doute pas à moi, cependant il n'y avait que moi. À moins qu'elle ne veuille avouer qu'elle parlait seule à l'instant, comme le faisait ces idiots psychopathes qui croiraient aux fantômes. Malgré ma douce expression sur le visage, à dire vrai je n'avais que faire de sa santé, même sa mort ne m'effleurera point. Elle n'était ni plus ni moins qu'une simple inconnue, un insecte à mes yeux. S'agissait-il de mon état d'ivresse ou ma simple curiosité qui me poussa à lui adresser la parole ? Nous étions après tout les deux seuls clients au comptoir, pendant que tous les autres s'amusaient et riaient sur la piste de danse. En observant son visage qui semblait attristé ou bien en colère, j'en déduisis qu'elle était venue pour les même raisons que les miennes. Toujours d'un ton aimable et polie, je poursuivis d'une voix calme qui parvenait à elle malgré le quelque peu de distance qui nous séparait.

Bonsoir.. Vous ne m'avez pas l'air au mieux de votre forme.. Quelque chose de déplaisant a dû se passer dans votre vie pour que vous veniez noyer votre douleur dans ces verres d'alcool. Tristesse ou bien regret ? Ou encore peut-être bien chagrin d'amour ? "

Elle était après tout une demoiselle dans la fleur de l'âge.

"Pour qui est-ce qu'il se prend celui-là ?"

Je tournais mon regard embué vers l'impertinent qui avait cru que me draguer à un moment pareil fut sans doute une riche idée. Ou bien simplement un gros lourd qui ne savait pas où était sa place... Mais pour une raison inconnue, lorsque mes yeux finir par détailler l'individu d'où était sortit la voix doucereuse qui avait su se faire miraculeusement entendre par-delà le vacarme ambiant, je me ravisais. Il avait un je-ne-sais-quoi qui me poussait à reconsidérer ce qu'il m'avait dit. "Après tous... Peut-être que l'alcool exagère mes réactions ?"

Après un examen plus approfondi, je pue discerner des signes de son propre hébétement. Maintenant que j'y songeais, j'avais l'impression qu'il été au bar depuis aussi longtemps que moi. "Où était-ce encore l'alcool qui me jouait des tours ?"

Il ne s'était pas écoulé cinq secondes depuis que l'inconnu m'eut abordé lorsque je choisis de lui répondre. Après tous... Qu'avais-je d'autre à faire à part me morfondre ? Il existait une chance infime que cet homme à la peau imagée puisse distraire cette soirée morose.

"Chagrin d'amour ?" Lançais-je avec une pointe d'ironie. "En un sens. Mais de là à savoir s'il s'agit d'amour propre où de quelque chose d'autre, j'saurais pas bien dire. Et puis, à vrai dire, qui s'en préoccupe ? L'alcool lui, ne pose pas de question, il agit simplement. Je ne lui en demande pas plus."

Un autre verre était apparu, pour aussitôt disparaître cul sec. Pour une raison qui m'échappait, je me mise à observer le jeune tatoué du coin de l'oeil pendant toute la descente de l'alcool, laissant retomber bruyament le verre sur le comptoir, au grand dam du barman.

"Et vous donc ? Notre ami commun qui distribue si généreusement son breuvage", j'accompagnais la remarque d'un clin d'œil amusé au barman, "semble apprécié autant votre compagnie que la mienne."

Ma curiosité piquée - l'alcool aidait - et mon envie d'envoyer mes pensées pour cet encu... Ce gouj... Cette ordu... Cet homme inculte, le plus loin possible, m'invitait à poursuivre cette rencontre bienvenue. "Pourvu qu'il ne s'agisse pas d'un malade..."
Je mis pourtant cette pensée de côté pour venir m'asseoir sur le tabouret à côté de celui du jeune homme... Avait-il donné son nom ?
En m'approchant ainsi, je pue discerner une chose que mes yeux fatigués et baignés dans les effluves de la boisson n'avaient su percevoir d'aussi loin dans la pénombre du bar : il avait les globes oculaires noirs. "Peut-être que c'est vraiment un malade après tout ?" Mais définitivement, ma curiosité était piquée et je n'arrivais plus à détourner mon regard du sien, dans un mélange étrange de fascination, de curiosité, de malaise et de l'impression oppressante que ses yeux pouvaient me sonder... Que je pouvais me noyer dans leur ténèbres.
Arrivant tant bien que mal à briser ce charme étrange j'arrivais à enchaîner :

"Mais passons les raisons de notre soudain besoin de réconfort alcoolisé ! Vous n'avez pas la tête du pilier du comptoir, je suppose donc que votre venue est aussi exceptionnelle que la mienne. Mais la raison vous regarde et actuellement des choses bien plus intéressantes m'intrigue, à commencer par celle-ci : c'est qui votre tatoueur ?!"

Ma voix était enjouée, presque surexcitée. Je n'osais lui demander de but en blanc évoqué ses yeux si inhabituels, imaginant sans peine qu'il s'agissait d'une question que tout le monde devait lui poser. Je m'intéressais peu à être comme tout le monde, alors la question qui me brûlait les lèvres attendrait. Mais ce n'était pas un réel effort de volonté, car un autre sujet m'intriguait tout autant à son sujet : sa peau. Pour le peu de son corps - appétissant au passage- s'offrant à ma vue, il ne reste que bien peu d'endroit où la couleur de sa peau persistait. L'encre de ses tatouages remplissant celle-ci sur la majeure partie de son épiderme. Et quels tatouages ! Si je me targuais d'avoir des motifs simples mais parfaitement réalisés sur ma propre peau, le travail sur la sienne relevait de l'art pur et simple. J'aurais eu envie d'en détailler chaque courbure. De les observer dans leur ensemble, puis plus intimement, suivant du doigt chaque trait d'encre pour en décrire les subtilités. L'homme était une œuvre d'art ambulante et en cela, il éveillait ma curiosité à un niveau inégalée depuis longtemps maintenant.

Et quelque chose d'encore plus surprenant en moi me prise au dépourvu. Depuis combien de temps n'avais-je pas rencontré d'être qui semblait si exceptionnel... Sans désirer du plus profond de mon âme dès les premiers instants faire mienne son existence ? Quelque chose chez lui me criait que je ne saurait pas incarner ne serrais-ce que l'ombre de ce qu'il était déjà.
"Mais qui est cet homme ?"

Il n'était pas rare de croiser des jeunes femmes au cœur brisé, qui se serait fait larguée par son petit-ami et qui viendrait trouver de la consolation dans un bar. La plupart du temps, c'était par un simple regard que les deux individus se rencontraient et par un simple baiser qu'ils se déclaraient être un couple. Puis, bien trop souvent, cela se finissait par un simple malentendu qui réduit à néant une relation construite sur tant d'années. Je continuais de les observer recommencer encore et encore ce même scénario, avec toujours les mêmes erreurs et toujours cette même fin, comme s'ils n'étaient que des idiots qui n'apprenaient rien. Je n'avais encore jamais eu de relation amoureuse, tout ce que je faisais n'était qu'assouvir le désir d'une femme pour une nuit. Puis à vrai dire, si c'était pour m'attacher à une de ces putes sans cervelle, autant que je continue à me jouer d'elles. Néanmoins, pour certaines, je pouvais comprendre leur peine de se retrouver seule, alors qu'elle se croyait s'être trouvé sa deuxième moitié. Il suffisait de voir leurs larmes couler sur leurs joues ou leurs cris de désespoir pour comprendre d'avantage.. Actuellement, j'avais le sentiment de croiser l'une d'entre elles, même si elle restait tout de même passive sur sa situation. Elle disait ne plus décerner s'il s'agissait d'amour ou d'une simple partie de plaisir, ces paroles prouvaient simplement qu'elle s'était perdue sur le chemin de leur relation. Je pris le nouveau verre de Manhattan que me servait de le barman pour y tremper mes lèvres et savourer l'amertume sucrée de la boisson.

Sa question me fit bien rire, bien qu'extérieurement je restais toujours aussi calme. En réalité, je n'étais pas plus différent d'elle d'un certain point de vu. J'étais tombé amoureux de cette femme, de sa lumière et de l'espoir qu'elle m'avait donné. À présent qu'elle était partie, je ressentais le même sentiment que ces demoiselles dont les âmes ont été détruites à cause d'une relation qui n'aurait jamais dû avoir lieu.. J'étais amoureux d'elle ? Et à présent, je ressentais ce que l'on appelait, le chagrin d'amour ? Non, c'était les effets du breuvage qui me faisaient perdre la tête, oui, sans nul doute. Jamais je n'aurais pu tomber amoureux de cette femme, jamais nous ne pourrions être ensemble.

" Chagrin d'amour.. Peut-être que mon cas s'y rapproche.. Bien que, je doute que ce soit exactement cela, je doute que le mot "amour" corresponde vraiment à ce que je ressens.. "

Il semblerait que j'aie réussi à susciter son attention, elle se rapprocha de moi et s'installa sur le tabouret juste à côté. Son regard vint se plonger dans le mien, naturellement mes yeux furent attirés par les siens. Elle avait de belles pupilles violacées qui tiraient vers un semblant de bleu et de jaune. Pendant quelques courts instants, nous restâmes immobiles à s'observer l'un l'autre, comme si quelque chose nous figeâmes à cet instant même. Cela ne dura pas plus long que quelques instants, mais qui nous parut bien plus long. C'était une sensation étrange, comme un contact plus profond qu'un simple touché physique. Une question lui brûlait les lèvres, la couleur de mes yeux semblaient attirer sa grande curiosité. Ce n'était cependant pas de la peur qui se lisait dans son regard, contrairement à certains personnages que j'aurais pu rencontrer jusqu'à présent, mais elle paraissait enjouée et excitée de connaitre ma réponse.

" Cela vous intrigue ? Demandais-je en montrant ces globes oculaires teintés de noir. Je suis moi-même tatoueur, et chacun de mes tatouages sont de ma création. Disons que j'éprouve une certaine passion pour ce qui touche à l'art ; la gravure, la sculpture, le dessin.. Mais peut-être en ai-je trop fait sur mon propre corps ? haha..

Puis lentement, je rapprochai mon visage de son épaule qui était également décorée de jolis motifs. Des nuages légèrement bleutés qui parcouraient le long de son corps. Les traits étaient plutôt simplistes, qui au premier abord pouvaient paraitre comme des icônes, mais ils regorgeaient tous une certaine créativité.

Je dois avouer que les vôtres semblent tout aussi intéressants. Est-ce vous qui aviez choisi ce motif ? Ou votre tatoueur ? Sachez que c'est d'un très bon goût.. "

Si mon style se basait sur la délicatesse et la précision, celui de son tatoueur était d'avantage sur de la simplicité, mais qui restait tout autant réfléchis derrière. Alors que souvent les tatouages donnent une certaine image de "racaille" au porteur, ces motifs donnaient un sentiment de légèreté tels un nuage ainsi que la liberté de vaguer dans le ciel. Il s'agissait d'un joli contraste que j'appréciais beaucoup et que j'utilisais souvent dans la création de mes œuvres. Peut-être avait-elle demandé à le faire lors de sa crise d'adolescence ? Souvent quand on se sent opprimé et étouffé par les barreaux de notre cage imaginaire, on a tendance à vouloir faire ce que l'on nous déconseille et on montrait notre sentiment à travers de simples tatouages. On pouvait le considérer comme une sorte de fragment de notre mémoire, d'un moment de notre passé qui restera graver sur notre peau à jamais, jusqu'à ce que notre mort nous emporte. Et alors, on recommencera une nouvelle existence en oubliant tous les tourments de notre vie précédente.

"Trop fait ? Oh non, au contraire. Vous êtes une œuvre d'art à part entière."

Je n'avais pas l'intention de le draguer, de le charmer ou d'embellir la vérité : j'avais choisi d'être franche. Cet homme, ce tatoueur amoureux des belles choses, m'intriguait. Était-ce l'effet de l'alcool ou pouvais-je dire que déjà, il me fascinait ? Je ne savais plus très bien, tout était un peu embrumé dans ma tête. Et pourtant, j'avais l'impression d'être en même temps parfaitement lucide. Je me sentais lucide... Et bien.
Si bien que je me prise au jeu de ses questions à mon tour.

"Ça ?" Fis-je en pointant du doigt les tatouages bleutés sur mes bras. "C'est rien en comparaison du travail fait sur vous. Si vous êtes une toile de maître, je ne suis même pas le dessin d'un étudiant en art. Mais pour répondre à votre autre question..."

Je me mis à fixer les nuages parsemant ma peau. Ce n'était pas moi qui avais fait faire ses tatouages. Mais maintenant, il m'appartenait. Autant leur donner le sens qui me plaisait !

"Certains pourraient croire à une lubie d'adolescente. Et ils n'auraient pas tout à fait tort" Repris-je en riant de bon cœur. "Mais la vérité, c'est qu'il représente tous simplement ce que beaucoup de gens y vois : la liberté. Et pourtant... Aujourd'hui que je les regarde avec le recul... Je me dis qu'au fond, un nuage, ce n'est libre de rien. La vie entière d'un nuage dépend de choses qu'il ne contrôle pas tel que le vent. Tout ce que j'exècre..."
"Mais ! Ainsi posés sur la toile qu'est ma peau... Je me dis qu'au final, ici et pour eux, c'est moi le vent. C'est moi qui ai les commandes !"

Mes yeux se perdirent quelques secondes dans le vide après cette pseudo-tyrade improvisée. Mes propres mots me renvoyaient à ma vie. Oui, j'ai le contrôle ! Je dirige ma vie et le destin n'est qu'illusion !
Voilà un mantra que je me répétais souvent. Mais même après toutes ces années... Le besoin de me le rappeler ne disparaissait pas.

Revenant finalement à l'instant présent - même si au final, une seconde à peine avait dû s'écouler - je repris la conversation avec le beau jeune homme qui me tenait compagnie. Je tournais mon regard maintenant pétillant et chaleureux vers lui après avoir pris une nouvelle gorgée d'un verre que je ne me souvenais pas avoir commandée.

"Vous savez, je ne pensais pas trouver un moyen de rendre cette soirée agréable. Dans mon esprit, cette nuit allait plutôt ressembler à un trou noir. Et vous savez quoi d'autre ? Et bien, je crois que je vous dois des remerciements pour être venu picoler ce soir ! On fait une belle paire de barriques tatouées ambulantes, vous ne trouvez pas ?!"

Je ponctuai ma blague d'un léger coup du bout de l'index sur son nez, avant de reprendre mon verre sans le quitter des yeux, mon sourire s'étendant tant que la commissure de mes lèvres dépassait du bord du verre où je buvais.
Verre qui d'ailleurs avait un drôle de goût.
Et après vérification : verre qui n'était surtout pas le mien.
Et alors que mon regard fixait bêtement le verre d'alcool du jeune homme dans lequel je venais de boire, il se tourna vers lui. Puis après quelque aller-retour entre le visage du tatoueur et du verre, un fou rire incontrôlable me vint, m'obligeant à poser le verre sur le comptoir au risque d'en renverser le reste du contenu ou pis : de le briser d'hilarité.

Elle semblait bien apprécier mon apparence ainsi que ces tatouages, qui j'avoue, ils étaient également une part de ma fierté. Je lui répondis avec le sourire à son enthousiasme.

" Merci, ce compliment me ravit ! "

Il s'agissait de là d'une part de vérité, étant un artiste, cela faisait toujours plaisir de se faire complimenter. Elle semblait préférer les choses plus esthétiquement travaillées, même si ses nuages étaient tout aussi beaux. Elle niait ce fait, en les comparants à des travaux d'étudiants en art, ce qui n'était pas vrai. Néanmoins, elle leurs attachait un sens, comme toute personne qui se faisait tatouer à un moment important de leur vie. Je n'avais pas deviné totalement faux, mais elle y voyait aussi bien d'autres choses que ce que pourrait penser quelqu'un aux premiers abords. Elle se disait commander ces nuages collés à sa peau, comme si elle était le vent, un élément maître de la nature. Elle se disait tout contrôler de sa vie, qu'elle était maître de ses choix et de ses décisions, que son avenir variait selon ses envie. Mais elle était bien différente de la femme que je connaissais qui contrôlait tout.. Ce n'était qu'une simple supposition, mais devais-je le comprendre qu'elle refusait de se laisser manipuler notamment par les hommes ? Un chagrin d'amour était ma toute première question, même si elle disait que ce n'était pas tout à fait cela, je continuais d'avoir le doute envers ses paroles. J'imaginais plus facilement une jeune fille qui craignait de voir son copain l'abandonner, comme si elle avait peur de croire qu'elle s'était faite manipuler tout ce temps jusqu'à présent. Mais peut-être que je m'imaginais trop d'histoires ? Sans doute, car mon taux d'alcoolisme dans le sang semblait légèrement trop élevé.. Je croisai mes bras sur le comptoir pour venir y déposer doucement ma tête. Mon regard n'avait pas dévié, il continuait d'observer la belle inconnue de cette soirée.

" Votre point de vue a donc changé depuis..Vous n'aimez pas être manipulé, vous préférez être celle qui manipule. Disais-je calmement.

Elle ne semblait pas lassée, elle continuait de boire machinalement. Sa soirée semblait s'être améliorée, et ma présence à ses côtés ne semblaient pas lui déplaire. À vrai dire, en parlant avec elle, j'espérais ne plus penser à cette femme qui hantait continuellement mes pensées. Je continuais de bavarder, encore, juste pour occuper mon esprit. Néanmoins, j'avais bien du mal, car peu importe comment elle me revenait en tête. Je voulais juste me saouler et tout oublier, oublier jusqu'à perdre mon identité.. Je gardais ces sentiments en mon fort intérieur, je préférais continuer de discuter allègrement avec ma coéquipière de la boisson. Je tournais ma tête vers elle, sans pour autant me relever. Je gardais un visage souriant des plus naturels.

" Oh je sais bien des choses ! Haha.. Je suis bien content d'avoir également pu trouver quelqu'un avec qui discuter ce soir, comme vous le dites.. Il s'agit sans nul doute d'une rencontre liée au hasard, nous avons pas mal de points communs ensembles. "Qui se ressemblent s'assemblent", mh.. "

Son doigt vint effleurer le bout de mon nez, un acte qui me permit d'en déduire qu'elle devenait peu à peu ivre. Pourtant, elle continuait de boire malgré tout. Je ne pouvais que hausser les épaules, mais peut-être devrait-elle ralentir un peu, si elle ne voulait pas tomber au sol.. Pendant qu'elle terminait son verre, mon esprit se perdit et mon regard se mit à parcourir discrètement le long de son corps. Je recherchais la beauté en elle, dans sa gestuelle, dans son apparence. Une idée me flottait au-dessus de la tête.

"Dites moi.. Peut-être que cela vous plairait-il d'apporter une retouche à vos tatouages ? Si votre façon de voir les choses autour de vous a quelque peu différée, pourquoi ne pas le montrer à travers votre propre corps représenté par ces marques. S'ils sont la signification d'une pensée du passé, serait-il temps pour eux de changer également..? Je peux vous proposer mes talents de tatoueur si vous le désirez.. Enfin, ce n'est cependant qu'une proposition, à vous de voir. "

Je lui souris gentiment, sans laisser apparaitre aucune arrière pensée. À vrai dire, je n'avais vraiment pas pour habitude de venir proposer de graver des motifs sur le corps des inconnues. Ce n'était pas non plus aujourd'hui que j'allais commencer à draguer chaque femme du coin de la rue. Non, je me disais que ces nuages avaient peut-être besoin d'un renouveau, peut-être qu'elle avait besoin de donner à nouveau un sens aux dessins qui reposaient sur sa chair.. Lorsqu'elle remit son verre et que je tentais de retrouver le mien, je remarquai bien vite qu'elle venait de terminer "mon" manhattan. Cette dernière venait tout juste de s'en rendre compte également. Je ne pouvais pas lui en vouloir, puis ce n'était qu'une simple boisson. Lorsque le fou rire la prit, je ne pus m'empêcher de m'y mêler également pour rire de bon cœur à mon tour. Enfin, j'hésite encore à dire si à ce moment là celui qui riait était "moi", ou encore "la partie brisée de moi".. Non peut-être plutôt mon masque ? Mais à ses yeux, c'était le "moi" qui riait.