Le temps était maussade aujourd’hui… une pluie fine tombait depuis plusieurs heures maintenant et le ciel gris ne faisait qu’assombrir encore plus cette journée.

Du bout des doigts, Alexander tenait un verre de whisky à moitié vide et le faisait tournoyer lentement tout en suivant du regard le liquide qui se balançait de gauche à droite. Assis dans le fauteuil de son salon, le jeune homme demeurait perdu dans ses pensées.

Après quelques secondes d’un silence des plus pesants, il se redressa sur son siège, avala cul-sec le fond de son verre avant de se lever et de fixer le miroir fixé sur sa gauche. Il plongea son regard dans les yeux de son reflet et se projeta mentalement dans le temps. Une petite voix dans sa tête semblait lui répéter en boucle la même chose, la même suite de mots. « Mémoire. Souvenirs. Disparus… ». Difficile de faire abstraction de ces pensées intrusives : elles devenaient plus fortes au fil des secondes. La voix se faisait de plus en plus insupportable, oscillant entre des tons aigus et graves.

« Assez… murmura Alexander en approchant ses mains de ses tempes et en fermant les yeux. Ça suffit ! Assez !! »

Soudain, emporté par la colère et le désespoir, notre protagoniste lança violemment son verre vide contre le miroir qui vola en éclats. Les bris de glace tombèrent les uns après les autres sur le sol. Le silence reprit par la suite possession des lieux. Le chercheur se tourna alors vers la fenêtre et observa les gouttes de pluie qui s’écrasaient les unes après les autres sur la vitre. Malgré l’espace de son appartement, il se sentait enfermé, confiné dans la solitude. Il lui fallait prendre l’air, tant pis pour le mauvais temps.
Après avoir ouvert l’armoire de l’entrée, Alexander enfila sa parka noire et se munit de son parapluie avant de quitter son domicile. Il ne savait pas où aller, mais qu’importe : il marcherait le temps de se changer les idées.

Dans le couloir menant jusqu’aux escaliers, notre protagoniste croisa son voisin, un homme d’une soixantaine d’années qui vivait seul suite à la mort de sa femme. L’individu le suivit du regard et, lorsqu’il arriva à sa hauteur, le salua :

« Bonjour !
- Hm… oh, bonjour… répondit notre protagoniste sans conviction, ne souhaitant pas s’éterniser ici.
- J’ai entendu du bruit tout à l’heure aborda-t-il d’une voix calme, et ça venait de chez vous. Tout va bien ?
- Oui, ne vous inquiétez pas : un petit accident avec un verre…
- Je vois, je vois. Bonne fin de journée dans ce cas !
- Merci, vous de même. »

Sur ces mots, Alexander poursuivit sa route avant de descendre à pied les cinq étages de son immeuble. Il traversa le hall, évitant le contact visuel avec les autres résidents et sortit enfin à l’air libre.

Il y avait un jardin botanique pas loin de chez lui, à quelques arrêts de bus de là. Le temps n’était certes pas propice à une balade au parc, mais il s’en contrefichait. Rester chez lui à tourner comme un lion en cage ne ferait qu’accroître son stress et sa tristesse. Arrivé sous l’abribus, le jeune homme consulta les prochains passages sur l’écran numérique derrière lui. Cinq minutes. Voilà qui lui laissait un peu de temps pour couper définitivement les liens qui le retenaient au monde réel. Il attrapa son téléphone portable, brancha l’embout de ses écouteurs sans fil et lança alors la première musique de sa playlist. Une musique orchestrale, tirée d’un vieux film datant d’une centaine d’années. Son nom ? « Time » du film « Inception », réalisé par un homme reconnu pour ses scénarios travaillés mais généralement provocateurs de migraines… En écoutant la musique, Alexander finit par décrocher un sourire. Ce film, il l’avait vu. Et pas qu’une fois. Il ne connaissait pas les répliques par cœur mais l’avait suffisamment étudié pour en comprendre le sens et surtout pour découvrir toutes les subtilités qui passaient inaperçues lors du premier visionnage.

Ses parents l’avaient vu, eux aussi. C’était amusant de se dire, qu’à l’époque, une telle création était révolutionnaire, tant par l’aspect visuel que par le script. Mais aujourd’hui, « Inception » n’était rien de plus qu’un vieux film, sorti tout droit d’une autre ère, d’une autre période.

Un quart d’heure plus tard, Alexander finit par atteindre le jardin botanique. La pluie avait redoublé de violence, et l’orage grondait au loin. Finalement, il opterait pour la verrière. Une fois le déluge bravé, le parapluie bien ancré dans ses deux mains, notre héros rejoignit l’entrée de l'abri vitré, vidé de ses habituels visiteurs. Il n’y avait personne aujourd’hui… Étonnant, non ?

Il fit quelques mètres, profitant de la tranquillité des lieux, avant de venir s’asseoir sur un banc. Les écouteurs toujours dans les oreilles, les musiques orchestrales se succédaient, rendant la situation encore plus apaisante qu’elle ne l’était déjà.

Mais malgré ça, Alexander ne pouvait ôter les récents événements de son esprit… quelle triste ironie : lui qui était en mesure de jouer avec la mémoire des autres, réinventer leur passé ou faire disparaître des éléments de leur vie, il était incapable de modifier ses propres souvenirs. Parler ? Oui, peut-être que cela l’aiderait… rencontrer quelqu’un avec qui parler, lui faire part de ses doutes, ses peurs… mais pour le moment, il était seul. Seul avec sa musique et le doux bruit que faisaient les gouttes en se heurtant sur la vitre au-dessus de sa tête.

Les écouteurs toujours dans les oreilles, Alexander fredonnait sans s'en rendre compte la musique qu’il était en train d’écouter et battait la mesure du pied. Transporté par la mélodie, il ferma les yeux et resta plusieurs minutes ainsi, sans se préoccuper de ce qu’il pouvait se passer autour de lui. Les nuages s’amoncelaient de plus en plus, jusqu’à former une masse noirâtre, présage d’une pluie diluvienne accompagnée de la foudre et du tonnerre.

Mais alors qu’il se sentait vaciller, emporté par la fatigue et par la musique, il sentit à côté de lui une présence qui le tira presque aussitôt de sa torpeur. Du coin de l’œil, notre protagoniste examina l’arrivant, qui se révéla être une jeune femme, âgée d’une trentaine d’années, si ce n’était moins, vêtue d’un long manteau intégralement trempé. Ses cheveux noirs, mouillés eux-aussi, tombaient sur ses épaules et le haut de son dos. La pauvre avait certainement dû être surprise par la pluie, et s’était hâtée de rejoindre un abri le temps d’une accalmie.

Les deux individus restèrent silencieux durant quelques secondes, l’un toujours reclus dans son univers musical et l’autre attendant que la pluie ne cesse pour poursuivre sa route. Mais à en juger les cumulonimbus qui s’étaient arrêtés au-dessus du Siège, l’orage ne s’arrêterait pas de sitôt. Alexander, malgré son désir de solitude et de tranquillité, jugea qu’il serait plus poli de retirer ses écouteurs, quitte à demeurer muet encore un peu. Lentement, il tira les oreillettes, éteignit la musique et rangea le tout dans la poche de son manteau avant de poser ses mains sur ses cuisses. Ses doigts pianotèrent dans le vide et, après avoir levé la tête, il fit mine de regarder le ciel.

« Sale temps, hein ? lâcha-t-il spontanément. »

A cet instant, Alexander serra les dents et se gifla mentalement. Comment parler du temps, chose des plus triviales, pouvait permettre d’initier une conversation ? Il s’éclaircit la gorge et chercha autre chose à dire. Notre protagoniste se tourna légèrement vers elle et, d’une voix calme, s’adressa à la jeune femme :

« Je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un d’autre brave la tempête pour venir se réfugier ici. Il marqua une courte pause, tendit une main amicale en direction de son interlocutrice et termina Alexander. Enchanté de vous rencontrer. »

Isolé du reste du monde avec cette inconnue, pourquoi ne pas parler un peu ? Après tout, peut-être trouverait-il un peu de réconfort auprès d’elle ? Et puis : dire ce qu’il avait sur le cœur lui permettrait sans doute de se libérer des tensions qui le hantaient en ce moment…

Une fois s’être présenté, Alexander leva à son tour les yeux au ciel et fixa le plafond vitré, observant les gouttes qui ruisselaient sur le toit. Après quelques secondes de silence, son interlocutrice finit par répondre. Elisa, un bien joli prénom. Elle rebondit sur ce que venait lui dire le jeune chercheur, expliquant au contraire qu’elle appréciait la pluie, la trouvant apaisante. Mais ce qu’elle ajouta laissa perplexe notre protagoniste. La pluie était « purifiante », et la faisait se sentir revivre. Sur ces mots, l’employé de U-Corp baissa les yeux et fixa le sol d’un air abattu. Involontairement, la jeune Elisa venait de soulever une idée que notre protagoniste souhaitait étouffer et enfouir au plus profond de lui.

Elle poursuivit d’ailleurs sur ce sujet sensible, lui demandant pour quelles raisons il était sorti de chez lui et avait affronté le climat capricieux de cette journée. Alexander prit alors une grande inspiration. L’air qui entrait dans ses poumons lui faisait un bien fou, mais malgré cela il ne pouvait s’empêcher de trembler. Impossible de rester assis : il devait bouger, faire quelque chose.
Il se redressa brutalement sur ses deux jambes, sans se soucier de la réaction de la jeune femme, et s’approcha de la clôture face au banc. Il s’accouda contre celle-ci, admira l’espace d’un instant les fleurs bleues plantées sous la serre avant de fermer les yeux.

« Avez-vous déjà éprouvé l’impression que tout s’écroulait autour de vous ? commença-t-il d’un ton plat. Malgré vos efforts, vous vous apercevez que vous êtes incapable de vous projeter dans le futur, de vous dire que vous n'avez peut-être aucune place dans ce monde ? »

Aussi étrange que cela pouvait paraître, notre protagoniste déballa son sac. Quel intérêt avait-il à faire part de ses doutes et de ses inquiétudes à une inconnue ? Alléger sa peine, sans aucun doute. Il se retourna, plongea son regard dans celui d’Elisa et poursuivit.

« La vie est rythmée par des événements et des choix, qui se changent petit à petit en souvenirs. Et ce sont ces souvenirs qui dictent notre conduite et font ce que nous sommes aujourd’hui. »

Soudain, une douleur le lança au niveau de l’avant du crâne. Automatiquement, il posa la main sur son front et sentit alors le sang qui circulait sous la peau. Comment un seul et unique verre de whisky pouvait-il lui attaquer le cerveau comme ça ? Ou s’agissait-il peut-être d’une accumulation de choses ? Inquiète, la jeune femme lui demanda si tout allait bien, ce à quoi Alexander répondit en agitant l’index devant lui.

« Non, ce n’est rien… je dois être un peu fatigué, oui. Il poussa un soupir avant de lever les bras au ciel. Ha ! Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Désolé, je ne voulais pas vous importuner avec mes histoires… »

L’employé de la U-Corporation inspira et expira profondément avant de faire quelques pas sous l’abri vitré. La pluie avait redoublé et martelait le plafond en verre. Il ne manquait plus que l’orage et la journée serait parfaite ! Mais peut-être qu’Elisa parviendrait à lui mettre du baume au cœur ?

La réponse du jeune homme la perturba. Des mots en particulier résonnaient en elle : "vous n'avez peut-être aucune place dans ce monde..."
Cet écho se propageait dans sa mémoire, dans son inconscient, sans qu'elle ne puisse l'en empêcher, sans qu'elle ne sache à quoi se rattachait le sentiment de profonde tristesse qui l'envahissait peu à peu. Que m'arrive-t-il ?!
Alexander était adossé à la barrière à présent. Comment est-il arrivé là ? Il se tourna vers elle pour continuer la discussion et l'impression de malaise qu'elle ressentait ne fît que s'accentuer. "Et ce sont ces souvenirs qui dictent notre conduite et font ce que nous sommes aujourd’hui" : cette phrase lui semblait tellement importante et amplifiait l'écho de ses pensées qui continuait à lui retourner les méninges. Pourquoi n'arrivait-elle pas à remettre le doigt sur ce qui la chiffonnait ?

Cela l'énervait au plus au point et elle ne suivait même plus la conversation. Elle ne savait pas combien de temps s'était écoulé ou si son interlocuteur avait dit autre chose entre-temps, mais il eut soudain un geste de douleur. Ce signal d'alerte involontaire du jeune homme sortie la change-forme de sa léthargie, réveillée par son instinct de lui venir en aide.

"Vous allez bien ?! s'empressa-t-elle de lui demander, sa voix chargée d'une inquiétude qu'elle ne se connaissait pas.

Alors qu'elle s'interrogeait sur sa propre réaction à la situation, il la rassura, s'invectivant même de lui parler de sa vie. Il semblait sincèrement touché puisqu'on aurait dit qu'il s'apprêtait à partir. Elisa remit ses pensées aux calmes et se concentra sur le jeune homme tourmenté. Car il l'était, c'était évident. Elle avait vu assez de souffrances pour voir quand quelqu'un était poursuivis par ses démons. Peut-être que l'aider pourra débloquer l'impression désagréable qui trottait dans son crâne. Et puis... elle avait son mot à dire sur un point de son discours sur lequel elle n'adhérais pas :

"Vous savez... j'ai toujours eu pour philosophie de dire que nous décidons qui nous sommes. Je ne me laisse pas diriger par ma vie, je lui impose ma vision de qui je suis. Si quelque chose ne me plaît pas chez moi, je le change."

Alexander ne saurait sûrement jamais à quel point ce qu'elle venait de dire était vrai, à quel point elle "changeait" sa vie... mais elle n'avait pas menti ou enjolivé les faits : elle ne laisserait jamais personne lui dicter ce qu'elle devrait faire... surtout pas son "ancienne" elle !
Son fil de pensées s'arrêta net lorsqu'elle formula ces mots. Elle venait de toucher quelque chose d'important, quelque chose d'essentiel au problème qui tourmenta son esprit à cet instant précis. Quelque chose... quelque chose... mais l'impression s'envola, lui échappa. Elle n'arrivait même plus à se souvenir de ce qui lui était apparu comme une évidence quelques secondes plus tôt...
Elle avait envie de hurler.
Que m'arrive-t-il ? se répéta-t-elle. Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi suis-je assailli de doute, de souffrance et de tristesse ?!

Serait-ce sa nouvelle identité qui la plongeait dans cet état ? Le jeune homme troublé qui lui rappelait un -trop- lointain souvenir ? Quelque chose d'autre ?

Elle qui comptait apprécier ce moment, elle qui aurait dû savourer sa première présentation de son rôle d'Elisa, se retrouvait bloquée par un esprit capricieux.

La douleur était là. Moins violente que tout à l’heure, mais présente. Alexander ne disait plus rien, absorbé par les battements qu’il sentait à l’avant de son crâne. Il se frotta le front, fit quelques pas supplémentaires avant de venir se placer face au banc, dos à la clôture qui marquait la séparation entre l’allée dallée et le jardin. Attendant la réponse de son interlocutrice, il leva la tête et jaugea la taille des nuages. L’accalmie n’était visiblement pas pour tout de suite… Il esquissa un sourire, songeant un court instant à la situation actuelle. Lui qui n’avait pas pour habitude de s’étendre sur sa vie, voilà qu’il venait d’initier la conversation avec une parfaite inconnue, lui faisant indirectement part des interrogations qui rythmaient son quotidien depuis quelques mois. Il s’était même aventuré en terrain glissant, exposant sa propre vision de la vie : l’ensemble des expériences passées et donc des souvenirs inscrits dans nos mémoires dictent nos actes présents et influencent notre futur. Ce qui apparemment ne correspondait pas à la jeune femme, à en juger le ton qu’elle avait employé. Elle reprit ce que venait de lui exposer le chercheur et expliqua, selon elle, que la vie n’était pas quelque chose de passif ou vecteur. Au contraire même : ce sont les choix et les actions qui la construisent. Dans un sens, ses propos étaient corrects, à la seule nuance que l’existence d’un individu se résumait en une succession de cycles…

Elisa lui opposait directement sa propre opinion de la vie, ce qui ne manqua pas de faire sourire notre protagoniste, lui qui avait durant son cursus scolaire ingéré une foultitude d’articles scientifiques traitant de psychologie et de philosophie. Enthousiaste à l’idée de pouvoir poursuivre ce débat, Alexander nota dans un coin de son esprit que son interlocutrice se montrait inébranlable : jamais il ne la ferait quitter ses positions. Une fois qu’elle eut fini, le neuropsychologue retira ses lunettes et, tandis qu’il les essuyait du bout de son pull, il rebondit sur ce qu’elle venait de dire.

« Au risque de vous décevoir, nos expériences passées influencent bel et bien nos comportements présents et futurs. Hm… Il remit ses lunettes et croisa les bras, cherchant au passage dans sa mémoire un exemple qui pourrait illustrer sa pensée. Et après avoir jugé préférable de ne pas présenter une étude réalisée chez le rat, il embraya Voilà : si nous prenons par exemple une expérience sentimentale malheureuse, eh bien elle peut à tout jamais diminuer voire même appauvrir notre aptitude à l’écoute des autres, à l’empathie… Et, petit à petit, cela peut appauvrir notre aptitude à aimer. Il fit des mouvements de rembobinage avec ses index et poursuivit Si nous remontons à l’enfance, nous avons énormément de souvenirs mais surtout tout un attirail d’expériences dont certains détails ont dû passer à la trappe… néanmoins, les seules choses qui subsistent sont les leçons de ces expériences. L’enfance forge notre personnalité, notre caractère, elle représente en gros la source de notre façon d’être d’aujourd’hui. »

Des arguments sur le sujet ? Il en avait plein sa besace ! Notamment un, bien plus direct que les autres mais qu’il préférait ne pas utiliser, au risque de se créer des ennuis… S’introduire dans sa mémoire et lui tripatouiller un souvenir n’était pas une bonne idée.

Étonnamment, ses préoccupations s’étaient envolées. Intérieurement, il remercia le destin d’avoir placé sur sa route cette jeune femme, avec qui il prenait plaisir à parler. Voilà longtemps qu’il n’avait pas eu un interlocuteur sur de tels sujets. En général, les personnes qu’il croisait regardaient la psychologie évolutive d’un mauvais œil, pensant que ce n’était qu’un « ramassis de conneries qui ne servaient à rien ». Alexander les laissait dans leur bêtise, voyant que cela ne servait à rien d’essayer de les instruire. La recherche était souvent perçue comme un univers parallèle, où seule une poignée d’individus pouvait se créer une place…

Soudain, alors qu’il attendait la réponse d’Elisa, le jeune homme l’observa en détail, cherchant à lire dans sa tête. Au sens figuré, bien entendu. Elle semblait perdue, voire même… agitée ? Il se pencha vers elle et lui demanda, inquiet, si tout allait bien comme elle le fit pour lui quelques instants plus tôt. Après tout : ce n’était qu’un juste retour des choses…

L'enfance forge notre destin ? Notre façon d'être ? Serait-ce si simple ?

Kira tenta de plonger au tréfonds de ses souvenirs, cherchant des traces de son enfance. Elle avait parfois l'impression que ses souvenirs appartenaient à quelqu'un d'autres. Ce que d'autres aurait appelé : des souvenirs d'une vie antérieure. Dans le cas de la jeune femme, c'était littéral cependant. Mais alors qu'elle cherchait des traces de ce qu'elle avait pu être à l'origine, de cette enfance qui l'avait transformé en ce qu'elle était, si elle en croyait le jeune homme avec qui elle échangeait et qui semblait connaître son sujet... Alors même qu'elle cherchait quelque chose qu'elle savait viscéralement être à elle...
Elle ne trouva rien.

Pas la moindre trace de ne serait-ce qu'une bribe de souvenirs. Alors elle gratta, encore et encore, refusant le sentiment de vide que lui renvoyait son passé. C'était comme si... Elle n'avait pas d'origine, pas de naissance, pas de vie avant ce qui étaient des souvenirs flous de quelques vies insignifiantes.
Elle ne s'était jamais préoccupé de se remémorer son enfance. Et elle avait eu même plusieurs "enfances" à dire vrai, lui arrivant parfois de prendre l'apparence d'un enfant pendant quelque temps. Mais là... Là qu'elle se plongeait au plus profond d'elle-même pour chercher des réponses à cette impression de vide, à ce gouffre qui s'ouvrait en elle... Ses recherches intérieures n'arrivaient qu'à agrandir l'abîme.

Lorsque ses tourments finir par alerter son interlocuteur, elle releva vers lui des yeux apeurés. Elle avait peur, oui. Elle ne se rappelait pas avoir eu jamais aussi peur de sa vie. Elle avait peur, car plus elle changeait d'existence, plus elle volait la vie des autres... Plus elle s'éloignait de ce qu'elle avait été.
Elle ne savait pas pourquoi elle était comme elle était. Et d'habitude, cela ne la dérangeait pas outre mesure et la normalité de sa situation, elle l'avait admise depuis bien longtemps. Mais cet homme, par ces réflexions, la mettait bien malgré lui, face au propre vide de son existence.
Comment pouvait-elle avancer si elle oubliait d'où elle était partie ?
Mais... Le fallait-il ? Ne fuyait-elle pas cette réponse ? Était-ce sa mémoire qui, faute de place, avait fait le ménage dans ses souvenirs ...? Ou bien avait-elle inconsciemment scellé cette époque pour ne plus s'en rappeler ?
Le fallait-il ?

Elle ouvrit la bouche, comme un poisson rouge l'aura faite dans son bocal. Elle ouvrit la bouche, tentant d'en extraire un son cohérent, de partager son état d'âme. Elle ouvrit la bouche et pendant plusieurs secondes, son visage ainsi figé alors qu'elle fixait le jeune homme, son esprit tournait à plein régime.
Et alors qu'elle n'arrivait plus à reprendre pied et qu'elle semblait plus perdue que jamais : elle s'ouvrit. Quelques mots, simplement, mais qui pourrait soit ouvrir la porte de sa paix intérieure, soit celle de sa damnation.
Elle s'ouvrit, non pas parce qu'elle le voulait, non pas parce qu'on l'y forçait...
Mais parce qu'elle en avait besoin.

"Peut-on réellement savoir qui l'on est aujourd'hui et pourquoi... Sans savoir ce que fut notre enfance ?" Sa voix été suppliante, tranchant avec le ton du reste de la discussion. Un changement abrupt, mais toute sa détresse soudaine semblait peser dans ces quelques mots.

Visiblement perdue dans les tréfonds de son esprit, Elisa semblait être en conflit avec elle-même. Inquiet face à son regard vide, Alexander se rapprocha d’elle avant de s’immobiliser. Elle ne répondait plus, comme si son cerveau occultait délibérément tout ce qu’il se passait autour d’elle, dans le monde réel. Mais au moment de lui demander une nouvelle fois si tout allait bien, la jeune femme se manifesta. Elle leva la tête en direction du chercheur et se mit à le fixer. Les pupilles dilatées, les yeux écarquillés… La pauvre avait peur. Peur. Oui, mais de quoi ? Était-ce le neuropsychologue qui l’inquiétait ? Ou peut-être que ses propos sur le comportement humain et la psychologie lui parurent brutaux ?
Finalement, elle ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Incapable de parler, la pauvre inconnue demeurait bloquée sur une pensée qui l’obnubilait. Mais après quelques secondes, elle parvint enfin à s’exprimer.

Ses paroles ébranlèrent le jeune homme. Son interlocutrice semblait apparemment sujette à une profonde et troublante réflexion. Son identité était la source de ses craintes. « Qui était-elle ? ». Voilà une interrogation qui n’était pas inconnue au neuropsychologue. De tous temps, l’Homme se pose ce type de questions. Malheureusement, aucune réponse n’existe aujourd’hui, et la seule solution est de se forger sa propre destinée. Mais, une fois de plus, les actes et, a fortiori, les choix présents et à venir, sont étroitement liés aux expériences passées.

Il se frotta le sommet du crâne et se mit à réfléchir. Elisa lui présentait un problème plutôt complexe. Sans Histoire, l’Homme n’est rien. Sans passé, le futur est vide de sens. Était-ce là la question qui lui était posée ? Pouvait-on savoir qui l’on était aujourd’hui sans avoir un seul souvenir de son enfance ? Puisant dans ses connaissances quelques éléments de réponse, Alexander envisagea la situation comme une sorte d’amnésie.

« Vous savez commença-t-il en croisant les bras, il est tout à fait normal d’avoir des éléments manquants de notre jeune enfance, voire d’avoir totalement oublié cette période de notre vie… »

En voyant la détresse psychologique de son interlocutrice, notre protagoniste tenta de la rassurer. L’amnésie infantile est un processus normal de la maturation cérébrale. Vers l’âge de sept ans, le cerveau fait une sorte de nettoyage dans les souvenirs, estompant petit à petit les « photos mémorielles » de la jeune enfance. Les premiers pas, le premier jour d’école… tous ces moments importants de nos vies sont volontairement et automatiquement effacés de notre esprit, permettant par la suite la mise en place de la mémoire autobiographique, la mémoire propre à chaque individu. Un versant mnésique surprenant, qui donne à chacun la sensation d’exister ! Mais malheureusement, en essayant de trouver les mots pour lui expliquer la réalité, Alexander comprit, un peu trop tard, qu’il s’était montré plus maladroit qu’autre chose. Cette triste réalité n’était guère plaisante à entendre…

Gêné, il leva la tête et observa le plafond en verre de l’abri. Derrière celui-ci, les nuages noirs se dispersaient petit à petit, laissant leur place au soleil.

« Je suis sincèrement désolé… Pour quelqu’un censé apaiser les douleurs morales des autres, j’ai lamentablement échoué ! dit-il sur le ton de la plaisanterie, espérant que cela redonne le sourire à la jeune femme. La pluie s’est arrêtée, accepteriez-vous de marcher un peu avec moi ? »

Libéré de ses idées noires, il focalisait désormais toute son attention sur la pauvre Elisa. Inconsciemment, il ne pouvait pas l’ignorer, il se l’interdisait. Elle s’était dévoilée, exprimant sa peine et sa douleur. Il ne pouvait pas l’ignorer, il n’en avait pas le droit. Peut-être qu’une promenade au milieu des allées du jardin botanique lui permettrait de racheter son erreur ? Peut-être parviendrait-il à comprendre la raison de son… amnésie ? Dans tous les cas, mis à part soulager son cœur, il ne pourrait rien faire d’autre pour lui porter secours…

… quoique… Peut-être que si, finalement. Pour notre chercheur, la mémoire n’était rien de plus qu’une interface informatique. Un ensemble de données, imbriquées les unes dans les autres, qui n’attendaient qu’à être ouvertes et consultées. Peut-être pourrait-il l’aider à se souvenir ?

Après tout,

la Mémoire d’un homme est une forteresse plus complexe que la plus vaste des cités… mais il détient la clé qui lui permettra d’y accéder.