La stupeur avait gagné l’ensemble de la salle de réception. Le bruit de tir avait été à la fois clair et bruyant, mais suffisamment distinct pour que tout le monde sache ce qu’il s’était passé. On avait tiré. Quelqu’un avait fait feu dans la Coupole ! C’était incroyable pour la plupart des gens présents ici, mais surtout effroyable pour les plus connaisseurs d’entre eux : jamais la Coupole n’avait été le lieu d’une quelconque intrusion ou d’un incident d’aucun type. Et aujourd’hui, non seulement quelqu’un avait réussi à pénétrer dans le bâtiment le plus surveillé de la ville à cette heure, mais il y avait amené une arme à feu… et avait tué le Président.

Les cris s’étaient estompés, mais la panique avait rapidement pris place. Pourtant, quelque-chose figea tout le monde : l’écran géant s’était rallumé. Et alors que ce dernier projetait d’abord des gribouillis illisibles que certains appelaient de la « neige », les fréquences semblaient s’équilibrer. Et on distinguait même une image à peu près nette. Une salle sombre, à peine éclairée par des petites bougies. Le tout était filmé par une caméra de premier prix, vu la qualité relative de l’image. Mais le détail le plus important était tout de même remarquable.

En réalité, tout le monde l’avait vu : il y avait quelqu’un à l’écran.

« Mesdames et messieurs, bonsoir. Je suis le Libérateur, chef du mouvement des Libéralistes. »

La voix était métallique, et semblait si grossière que l’évidence que ce soit un homme en soit devenue une simple hypothèse. D’autant plus que qui que cette personne fut, elle portait un masque à gaz à peine caché par une capuche poussiéreuse.

« Il n’y a pas un seul jour où je ne remercie pas l’Union Corporation d’avoir érigé cette ville et de nous avoir sauvé d’une extinction progressive. C’est pourquoi aujourd’hui j’ai laissé la vie sauve à notre cher Président. »

Murmures et autres bruits de fond gagnèrent l’assemblée. Sous les yeux ébahis de la plupart des invités, Mark Bogner se releva sur l’estrade. Il n’avait pas la moindre blessure, mais son visage tourné vers l’écran trahissait une surprise des plus désagréables. Au même titre que chaque autre citoyen présent dans la Coupole, il était estomaqué de voir le fameux Libérateur.

« Vous avez tous parlé de souvenir, mais votre mémoire est sélective. Lors de la guerre de l’ancien temps, l’U-Corp avait déjà le monopole commercial et économique de la plupart des secteurs industriels de tout le globe. Et cela ne les a pas empêchés de se faire pirater, accélérant l’inéluctable chaos qu’a subi notre planète. Pourtant, cent ans plus tard, regardez où nous en sommes ! »

Malgré le côté robotique de la voix du Libérateur, chacun avait pu remarquer que sa voix s’était faite plus agressive. Dans l’assemblée, certaines personnes avaient commencé à fuir, d’autres à s’organiser comme le Commissaire. Mais la plupart des gens présents à la cérémonie restaient subjugués et accrochés aux mots du chef des Libéralistes.

« L’U-Corp a aujourd’hui un rôle politique, qui était logique pour assurer un gouvernement à la création du Siège. Mais aujourd’hui, elle est redevenue l’entreprise qui monopolise la plupart des secteurs d’activité de notre cité ! Vous voilà face à un homme qui est à la fois le PDG de cette firme et le Président de la ville, est-ce que cela vous satisfait ? Et vous restez pour la plupart surpris de voir la détresse dans les banlieues, la montée en force du Gang ou les rumeurs sur les Libéralistes. Je vous l’annonce aujourd’hui : les Libéralistes existent, et ils lutteront contre l’U-Corp jusqu’à ce que le Siège trouve un équilibre. »

Malgré son masque à gaz, on vit l’inconnu se pencher vers le sol. Regardait-il quelque-chose de particulier ? Lorsqu’il reprit la parole, on comprit rapidement de quoi il s’agissait.

« Le problème est le suivant : malgré le monopole politique et économique immonde de l’U-Corp, cela ne vous protège de rien. Voyez par exemple notre Président, uniquement en vie parce que j’ai assigné la tâche de l’épargner à mon tireur. Comment l’U-Corp pourrait vous protéger à coup sûr, lorsque même son dirigeant est à la merci d’individus inconnus comme moi ? Et concernant les questions cybernétiques et économiques, est-elle la meilleure sur le marché qu’elle monopolise ? Nous allons voir cela. »

Il toussa un court instant, avant de reprendre avec une voix métallique un peu plus grave.

« Il est 23h45, aussi cela laisse à la grande U-Corp et à tous leurs ingénieurs un quart d’heure pour me localiser ou pour ne serait-ce que programmer les vœux du Président à la place de mes images lors du nouvel an. Si vous y arrivez, alors l’Union Corporation aura prouvé que le monopole qu’elle exerce est un minimum efficace. Si ce n’est pas le cas, face à l’échec sécuritaire et informatique qu’elle aura subie, Monsieur Bogner devra renoncer à son mandat de Président, et laisser le peuple élire un nouveau représentant… sous peine de voir les Libéralistes se rebeller pour la liberté du Siège. »

Nouveau regard tourné vers le sol. Il regardait sûrement une horloge, ce qui expliqua qu’il eut attendu quelques secondes avant de conclure.

« Que la course commence. »

Un compte à rebours numérique s’installa sur l’image. Derrière, le Libérateur restait plus ou moins immobile. Il restait donc quinze minutes. Et si trouver un hackeur ou une fréquence indépendantiste avait toujours été un jeu d’enfant pour l’U-Corp, le Libérateur ne semblait pas être un homme banal…

23h59. Il ne restait plus grand monde dans la fameuse salle de réception de la Coupole. Pourtant, comparé au premier message que le « Libérateur » avait envoyé, l’audience avait décuplé. Que ce soient sur leurs écrans, leurs postes de radios ou dans les bars du Siège, au moins la moitié de la population regardait actuellement l’image de l’homme au masque à gaz. Mais depuis quelques minutes maintenant, quasiment tout le monde avait pu remarquer que l’image retransmise était quasiment… figée.

Une question était alors dans certaines bouches et dans tous les esprits : était-ce volontaire ? Est-ce que le Libérateur était d’un sang-froid tel qu’on avait l’impression qu’il ne bougeait pas d’un millimètre ou est-ce que l’U-Corp avait réussi à figer le signal retransmis ? Plus le temps avait passé, plus l’opinion penchait pour la seconde solution. Après tout, jamais l’Union Corporation n’avait été provoquée de telle manière depuis la construction du Siège. Difficile d’imaginer qu’elle soit incapable de réagir dans pareille situation…

« Il est minuit. Bonne année et surtout bon centenaire à tous ! »

La voix métallique avait stupéfait un bon nombre de spectateurs et d’auditeurs. Et pourtant, les faits étaient là : le Libérateur avait parlé, et son corps avait repris sa flegme timide mais perceptible. Incroyable mais vrai : l’Union Corporation n’avait rien pu faire pour empêcher la diffusion du message du chef des Libérateurs.

« Il semblerait que le délai soit passé et que notre chère Union Corporation, entreprise et état, n’ait rien pu faire pour m’empêcher de vous parler. »

Etre capable de déjouer la plus grande et puissante entreprise de tous les temps – qui plus est lorsqu’elle représente aussi l’autorité au sein de la ville-état – donna forcément un immense crédit à ce que l’homme masqué pouvait raconter. Difficile encore de parler d’adhésion mais la quasi-totalité des auditeurs étaient pleinement absorbés par les paroles de celui qui, finalement, restait un criminel.

« Est-ce cela que vous voulez, une seule firme qui retrouve le monopole sur quasiment tous les secteurs et qui administre autant la ville que l’état du Siège ? Le tout en étant incapable de se protéger d’un groupe dissident dont ils apprennent l’existence aujourd’hui même en même temps que vous ? »

Un criminel certes, mais sur le papier. Voilà une réflexion que de plus en plus de citoyens du Siège se proposaient. Pouvait-on être d’accord avec un hacker qui avait engagé un tireur pour tirer – même si c’était apparemment pour l’épargner – sur le Président ? Mais pouvait-on désapprouver ce qu’il disait pour autant ? Les souvenirs du Hack pouvaient ressurgir. Dans tous les cas, les mots du Libérateur avaient fait mouche, alors que l’U-Corp semblait toujours incapable d’intervenir.

« Nous voulons une cité-état où le peuple prédomine et est écouté, et non pas relégué au statut permanent de citoyen impuissant et uniquement consommateur. C’est pourquoi, conformément à ce que j’avais annoncé… »

Sa tête s’inclina étrangement sur le côté.

« Nous laissons quatorze jours à monsieur le Président Mark Bogner pour présenter sa démission et organiser des élections totalement démocratiques et libres : où tout le monde pourra se présenter et où une campagne de trois mois sera laissée pour finaliser une liste de candidats fiable. Pas de primaires, pas de quota, simplement la démocratie. »

L’homme au masque à gaz se remit droit sur ce qui semblait être un vieux fauteuil.

« Le 14 janvier 2165 au plus tard, la conférence de presse de notre Président décidera de l’action du mouvement des Libéralistes. Si nous sommes entendus, alors une nouvelle page bien plus belle s’ouvrira pour le Siège. Dans le cas contraire… »

Le Libérateur se poussa de sa chaise et s’approcha de l’écran. Portant des gants et des longues manches, il ne semblait n’y avoir aucun indice qui pourrait aider à l’identifier.

« « … ce sera une guerre chirurgicale qui débutera. »

L’écran devint alors neigeux. La transmission avait été coupée. Et il fallut bien dix minutes avant que les émissions normales ne reprennent sur l’ensemble des écrans et de la station radio R Souvenirs…

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